Alliances et sécurité collective

Janvier 1945

 

Nos amis américains semblent s'étonner que les peuples d'Europe cherchent à fonder leur sécurité sur des alliances. Cette attitude les scandalise. Ils y voient une atteinte au principe de la sécurité collective mis en avant à Dumbaton Oaks et dans la charte de l'Atlantique.

Que la France cherche à assurer sa sécurité par un système – j'oserais presque dire un imbriquement – de traités d'alliance, c'est un fait. La pierre d'angle de ce système est l'alliance franco-russe. Viendraient s'y adjoindre une « alliance effective » avec l'Angleterre et des « accords précis avec les États du continent qui sont  et risqueraient d'être encore les victimes désignées des ambitions germaniques, tels la Pologne, la Tchécoslovaquie, la Belgique, la Hollande et le Luxembourg ».

Ces efforts pour assurer la sécurité par des alliances est commun à tous les peuples d'Europe. Mais pourquoi nos amis américains s'en scandalisent-ils ? Il paraît que la forme la plus difficile de la charité est d'oublier les torts qu'on a eus envers son prochain.  Les États-Unis pratiquent très bien cette charité là. Ils ont sans doute oublié une certaine histoire de sécurité collective dans la SDN à laquelle ils n'ont pas participé, et certaines garanties d'assistance à la France qu'un vent d'isolationnisme a balayées.

Notre dessein n'est pas de ressusciter de vieux griefs. Les États-Unis ont eu des torts, l'Angleterre aussi, et nous-mêmes, hélas ! n'en fûmes pas exempts. Nous voudrions simplement que nos amis américains comprennent ceci : si on veut substituer de but en blanc aux sécurités individuelles des alliances un système de sécurité collective il faudrait être assuré que les États-Unis sont décidés à y participer pleinement et de toute leur puissance : Peuvent-ils nous promettre qu'aucun vent d'isolationnisme, la guerre finie, ne va souffler ?

Un article retentissant de l'Economist a posé ce problème, auquel la presse anglaise a fait très largement écho. Des mouvements récents au sein du Sénat américain, dont l'influence est capitale en matière de politique étrangère, donnent en effet à penser que l'isolationnisme américain n'est pas mort. L'Economist en concluait très justement « qu'il n'est pas raisonnable de vouloir organiser la paix en comptant seulement sur l'aide américaine ».

Mais, surtout, nos amis américains devraient comprendre que nos systèmes d'alliance ne sont pas opposés à la sécurité collective : bien au contraire, ils la préparent. Nous ne renonçons pas à cet idéal. Nous croyons et avec foi,  en la nécessité d'une société internationale très forte, d'un super État, à qui une force armée internationale permettrait de sanctionner le droit. Seulement cette société internationale, il faut en préparer l'avènement.

Ne construisons pas (???) (Oh ! Ce mot de Mac Donald à propos du Protocole de Genève et qui condamnait si sévèrement son œuvre !)  Construisons-la par les fondations, et les alliances sont ces fondations.

Elles le sont, parce qu'elles réalisent en Europe un certain équilibre politique. Or, il n'y a pas de société internationale qui puisse tenir, s'il n'y a pas à la base un équilibre politique. Toute l'histoire de la SDN l'atteste. Elles le sont parce que, grâce à leur imbriquement, elles créent un réseau de liens entre les États européens. Or, le morcellement de l'Europe, depuis vingt ans, sous le poids des nationalismes et des autarcies, est un phénomène extrêmement profond. C'est une régression du fait social international que M. André Siegfried a lucidement analysé. Avant de créer un super-état, il faut recréer les liens entre les États, il faut ressusciter la vie internationale, il faut recréer des courants d'échanges économiques et culturels. Toutes ces alliances y concourent.

La paix n'est pas une Minerve sortie toute armée de la cuisse d'un dieu puissant. La paix se bâtit patiemment. Elle est comme toutes les réussites humaines, le fruit d'approximations successives. Avant d'instituer une société internationale, il faut la bâtir.